Tatouages : une étude de genre

En 2012, il est difficile de nier la popularité explosive du tatouage. D’abord chez les jeunes d’une culture alternative, puis progressivement chez les gens de tous âges et de tout milieu social. En étudiant les statistiques démographiques de ma clientèle dont je compile soigneusement les données depuis plus de cinq ans, je constate que près de 75% de celle-ci est de sexe féminin (entre 18 et 45 ans). Lorsqu’on considère le nouveau regard porté sur le corps féminin tatoué avec des figures publiques telles que Kat Von D ou les modèles des Suicide Girls, il est facile de penser que l’esthétique féminine tatouée va de soi. Pourtant, il y a à peine une trentaine d’années, un tel phénomène de mode était impensable et, qu’on le veuille ou non, la femme tatouée suscite encore aujourd’hui beaucoup plus de réactions que sa contrepartie masculine.

 

À la lumière de certaines lectures et en observant ces femmes qui, indépendamment de leur métier, race, religion ou milieu social,  viennent quotidiennement s’orner de tatouages de plus en plus gros et de plus en plus visibles, une profonde vision féministe du phénomène a commencé à prendre forme.

Contexte historique

 

D’une perspective moderne occidentale, la femme tatouée est un phénomène extrêmement récent. Vers la fin du 19e siècle, on assiste à la première vague de féminisme en Amérique. Toujours cantonnée dans sa fonction de mère et de personne soignante, cet activisme précoce focalisait sur le développement du rôle de la femme dans la vie publique et la reconnaissance de celle-ci en tant que personne. Simultanément, les premières femmes tatouées apparaissent en Amérique, principalement sous forme de phénomène de cirque. Hautement plus exotique et outrageuse, la femme tatouée remplace rapidement le sideshow de l’homme tatoué.

 

Déjà à cette époque, elles suscitent un mélange d’émotions et de jugements de mœurs. Pour justifier leur existence, ces femmes avaient recours à des histoires fictives et violentes dans lesquelles leurs tatouages leur étaient appliqués de force lors d’un enlèvement ou d’une malheureuse rencontre avec un peuple sauvage. Qu’une femme choisisse volontairement de faire subir ce genre de traitement à son corps était tout simplement inconcevable.

 

Quelques scientifiques de l’époque tels qu'Albert Parry (Tattoo: Secrets of a Strange Art) et Cesare Lombroso (l'Uomo Delinquente) se sont risqués à la rédaction d’ouvrages faisant état des mœurs dégénérées et fondamentalement agressives des gens tatoués ainsi que de la totale soumission des femmes portant les mêmes marques.

 

Au début des années 20, une 2e génération de femmes tatouées suit la 2e vague du féminisme américain. Ces femmes, bien que toujours au sein du cirque, étaient maintenant plus nombreuses et plus libres de choisir leurs designs. Leur simple présence dans le cirque est un témoignage en soi de leur liberté de choix, plusieurs rejoignant le spectacle avant même de se marier. Étant extrêmement bien payées, ces femmes n’avaient pas besoin d’un homme pour les faire vivre, situation très rare pour les femmes de cette époque. De plus, elles avaient l’occasion de voyager et de voir le monde comme aucune autre. Pendant ce temps, les femmes du peuple repoussaient les limites du comportement acceptable en revendiquant le droit de vote et en quittant le foyer pour travailler dans les industries du temps de guerre.

 

Dans les années 30 à 60, le féminisme continue sur sa lancée et les femmes poursuivent leur exode du foyer vers le milieu du travail, élargissent leur accès à l’éducation et solidifient leur identité. Le tatouage est popularisé chez les Américains et plusieurs femmes arborent de petits tatouages discrets, souvent sur les cuisses ou les zones intimes.

 

Pour la première fois dans les années 60, Vyvyn Lazonga défie ses collègues de sexe masculin en devenant la première femme propriétaire d’un studio de tatouage et Ruth Marten marque un pas dans la reconnaissance des tatoueurs comme artistes en devenant la première tatoueuse graduée de l’école d’art.

 

Les années 70 voient naitre une réelle prise de pouvoir personnelle de l’expression féminine avec l’adoption de la charte des droits et libertés qui promeut l’équité salariale et le droit des femmes à leur corps, notamment avec la légalisation de l’avortement.

 

Depuis, surtout avec les avancées en matière d’hygiène, les tatouages ont constamment gagné en popularité, devenant de plus en plus visibles dans les années 80. Quelques années de plus furent nécessaires pour venir à bout des vieux stigmates et pour donner naissance à la génération de femmes tatouées d’aujourd’hui.

 

Dans un même souffle, la troisième vague de féminisme des années 90, axée sur la diversité culturelle et sexuelle, fait état de la multitude des expériences des femmes. On parle finalement de recherche d’individualité et d’identité propre.

La femme : objet de désir

 

Que ce soit par la rigidité du code vestimentaire victorien de ces premières années ou par l’exacerbation moderne de ce corps désirable dans les médias d’aujourd’hui, de tout temps la femme a été dépersonnalisée à divers degrés et de diverses façons, réduisant souvent son identité à son enveloppe charnelle. En effet, la qualité féminine par excellence n’est-elle pas la beauté?

 

La femme tatouée choque et celle-ci fut dès ses débuts accusée de mœurs sexuelles légères, voir décadentes. Hal Zucker, dans son livre « Tattooed women and their mates (1955) » stipulait que toutes les femmes tatouées étaient forcément des prostituées à la sexualité exacerbée. Cette marque faisait d’elles des objets sexuels inhérents.

 

Qu’est-ce qui peut conditionner un tel jugement? Il faut d’abord comprendre que les valeurs esthétiques communément répandues n’ont généralement pour but que de rendre la femme désirable à l’œil masculin. Les notions de pureté et de perfection lisse suggèrent métaphoriquement la poupée de porcelaine. En tant qu’objet inanimé et générique, elles permettent la projection du désir masculin, comme un film sur un écran vierge.

 

Le standard de la beauté dicte donc une peau parfaite. Les interventions chirurgicales  (comme les implants mammaires ou l’atténuation des rides) visant à conformer le corps à l’idéal physique véhiculé vont pratiquement sans questionnement, car le but recherché est l’uniformisation. « Le tatouage féminin n’est pas une question de décoration ou de transformation, mais bien une offense à la pureté symbolique si importante pour l’économie du désir masculin » (2) De plus, dans notre société encore fortement teintée du catholicisme, la virginité est encore considérée comme une grande valeur pour la femme.

 

Le tatouage redonne au corps sa volonté propre et le différencie. C’est ce qui le rend la pratique si menaçante et pour plusieurs, la femme tatouée devient instantanément vulgaire, allant parfois jusqu’à complètement annihiler tout désir pour celle-ci.

 

L’artiste John Berger a dit : Les hommes regardent les femmes. Les femmes se regardent en train d'être regardées. Pour qualifier les genres, on parle souvent du sexe fort et du sexe faible. Le pouvoir de l’homme de définir la femme et son rôle « est une forme d’hégémonie culturelle, ou ce que le philosophe italien Antonio Gramsci a défini comme étant la manière dont ceux en situation de pouvoir créent et réitèrent une image de la société supposément naturelle et universelle, mais qui au fond leur bénéficient à eux même, la classe dominante. » (2)

 

Les rôles du dominant et du dominé, du donneur et du receveur, de l’actif et du passif sont particulièrement frappants lorsque mis en parallèle avec l’acte du tatouage. Le caractère intrusif des aiguilles, du liquide injecté dans les ponctures, de la dualité douleur/plaisir : tatouer est en soit une métaphore de l’activité sexuelle.

 

Bien sûr, il est plus simple de condamner dans les extrêmes et renier la complexité humaine que de chercher à profondément comprendre le contexte socioculturel qui rend possible l’existence de la femme tatouée.

 

 

Tatouage artistique

 

Si nous ne sommes pas tous pervertis ou des criminels latents, alors pourquoi nous faisons nous tatouer? L’évolution du tatouage comme forme d’art dans les années 90 nous permet maintenant d’étudier le phénomène à la lumière de deux courants artistiques théoriques opposés.

 

L’approche formaliste stipule que la qualité d’un travail artistique donné repose purement sur sa forme, la qualité de sa réalisation et son aspect visuel plutôt que sur son contenu ou sa signification. Comme de fait, plusieurs tatouages sont réalisés pour leur valeur esthétique. Les gens les portent comme ornements, à la manière d’un vêtement ou d’un bijou.

 

L’approche expressionniste a comme souci non pas de dépeindre le sujet dans sa réalité objective, mais plutôt l’émotion et la réaction que ce sujet provoque chez une personne. La réalisation elle-même, ainsi que le résultat, sont également importants dans le processus créatif. Incidemment, plusieurs personnes vont choisir leur tatouage pour sa valeur émotionnelle et ce qu’il représente pour eux (sans bien sur en négliger la valeur esthétique pour autant).

Amanda Wachob
Amanda Wachob

Pourtant, la place du tatouage comme forme artistique est encore largement controversée.

 

High art est un terme utilisé pour caractériser le travail artistique le plus estimé par une culture donnée. Il s’agit d’une culture réservée à l’élite aristocratique. Avant le 21e siècle, aucune femme ne pratiquait les beaux-arts. Il s’agissait d’une occupation académique strictement réservée aux hommes.

 

Low art caractérise quant à lui la culture populaire. Souvent de nature utilitaire ou éphémère, cette catégorie regroupe le design graphique, la décoration, les métiers artisanaux et la mode. Il est intéressant de noter que traditionnellement, les métiers artisanaux sont majoritairement exécutés par des femmes. C’est cependant ici que s’inscrit l’art du tatouage, malgré sa forte dominance masculine.

 Conformité versus identité

 

Anciennement, dans la société tribale, le tatouage incluait l’humain dans la communauté et le distinguait de l’animal. Le tatouage faisait office de lien et soudait le groupe ensemble dans un sentiment d’appartenance. Encore aujourd’hui, plusieurs tatouages sont exécutés dans un souci d’intégration à un groupe donné.

D’un autre coté, plusieurs autres tatouages sont réalisés dans un désir d’expression personnelle. Encore une fois on assiste à une polarisation de la communauté et de l’individu.

 

À notre époque, les tatouages sont le résultats d’un acte intentionnel et délibéré. Malgré la pression qu’on peut subir de notre milieu, la décision ultime est le fruit de notre libre arbitre. Le tatouage est un puissant acte communiquant par lequel nous nous approprions une signification (en rapport ou non avec notre contexte social), de même que notre corps. Se faire tatouer est un engagement envers soi-même à s’auto-créer dans notre propre contexte indépendant. Il s’agit à la fois d’un acte d’expression et de formation de soi. Se rendre visible dans cette affirmation de soi-même, c’est devenir vulnérable et exposé à la critique de notre identité profonde. C’est une grande épreuve de détermination du caractère.

 

Le terme Bildung réfère à la tradition allemande de la culture de soi. Cette philosophie prône le développement personnel par le biais de l’auto-éducation, de la culture et la réflexion philosophique. Ce processus de maturation est décrit comme étant l’harmonisation de l’esprit et du cœur de l’individu en une identité propre mise en contexte au sein de sa société. Cette harmonisation requiert la transformation ou la transcendance des valeurs et croyances initiales de cet individu.

 

Qui nous sommes ne peut être que partiellement déterminé par les autres, par l'environnement, par notre sexe, par notre contenant physique. Au delà de l'ADN qui me rend unique, quand je regarde mon corps tatoué, je constate que je suis unique. Les tatouages ne sont pas seulement quelque chose que nous portons, ils sont qui nous sommes car ils font partie intégrante de notre corps.

 

Dans la connaissance et l’acceptation de soi et de notre pleine individualité, on fini forcément par accepter les autres. De la même façon, plus on se sent connecté a l’humanité, moins on sent le désir de contrôler ou catégoriser les autres. On se libère des rôles préétablis, définis par le sexe, la race, l’âge ou la classe sociale. Il s’agit là de la pure rencontre entre Shiva et Shakti, les courants a priori opposé s’exacerbant l’un dans l’autre et se rejoignant dans une boucle sans fin.

 

« En poursuivant incessamment à l’intérieur de soi la réponse à la question « qui suis-je? » nous nous connaitrons nous-même et par le fait même atteindrons la perfection » (7)

 

Références

 

(1) - The Tattooed Lady: A History - Amelia Klem Osterud

(2) - Tattoos - Philosophy for Everyone: I Ink, Therefore I Am - Robert Arp

(3) – Wikipedia (www.wikipedia.org)

(4) - Understanding Your Brain for Better Design: Left vs. Right 

http://www.webdesignerdepot.com/2009/11/understanding-your-brain-for-better-design-left-vs-right/

(6) - Tattoos and Gender – Woman’s studies @ Appalachian state university http://ws.appstate.edu/virtual-tour/tattoos-and-gender

(7) - 3 Magic Words the movie - http://3magicwordsmovie.wordpress.com/

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