Réflexion sur le métier d’artiste du tatouage au Québec

Publié le 10 décembre 2010

Édité le 5 mars 2023

 

Comment expliquer que notre travail en tant qu’artiste du tatouage, un travail qui semble à première vue vraiment cool et ne demandant pas trop d’énergie, peut être non seulement essoufflant, mais consumant, ingrat, voir parfois traumatisant.  Selon certains, les tatoueurs ne font que dessiner sur les gens toute la journée, au son de leur musique préférée. Quoi de plus simple ?

 

Alors comment expliquer que notre travail puisse être épuisant, infiniment complexe et qu’il peut également être une source de détresse émotionnelle ? Voici les points majeurs que j’ai moi-même relevés pour expliquer la situation :

 

 

Pour le tatoueur lui-même

  • Devoir passer par une longue période d’entrainement technique qui peut s’étendre sur des années dans des conditions financières précaires.
  • Fournir une attention soutenue, souvent sur de très longues heures, période durant laquelle le client a lui la sensation de « ne rien faire ».
  •  Subir des douleurs physiques reliées aux postures et aux outils. Maux de dos, de cou, d’épaules, de coudes, de poignets, de mains, fréquemment chroniques.
  • Travailler dans des conditions loin de nos attentes et de notre idéal. (Voir les détails plus bas.)
  •  Gérer physiquement et émotionnellement la douleur qu’on inflige de notre propre volonté à un autre être humain.

 

En relation avec ses pairs

  • À différents degrés, vivre une relation hostile avec ses compétiteurs, occasionnellement déloyale.
  • Palier à la désinformation propagée par des individus qui croient à tort savoir ce qu’il faut faire et pouvoir le faire sans expérience ou formation.
  • Recevoir les critiques d’autres tatoueurs d’orientations théoriques différentes.
  • Côtoyer quotidiennement des gens dont les valeurs sont en conflit avec les nôtres.

 

En relation avec le gouvernement

  • Aucune reconnaissance comme artiste ou comme travailleur auprès du gouvernement 
  • Difficulté voir impossibilité à bénéficier de subventions auprès du Conseil des arts et des lettres du Québec (et autres ministères).
  • Difficulté voir impossibilité à bénéficier d’aide au démarrage d’entreprise.
  • Pas d’avantages sociaux (CSST, RRQ, chômage, congé de maladie, etc.)
  • Contrairement à la France, absence d’association, ou d’ardre pour uniformiser les protocoles de la pratique. (Comme l’Ordre des acupuncteurs du Québec ou l’Association des électrolystes et esthéticiennes du Québec (AEEQ) par exemple.)
  • Par le fait même, quasi-impossibilité de bénéficier d’assurances professionnelle pour se protéger de nos propres erreurs éventuelles. Les compagnies d’assurances qui en offrent le font à des prix exorbitants et sont pour la plupart d’entre nous inabordables.
  • Pas de contrôle gouvernemental sur les installations sanitaires contrairement à la France, aux États-Unis ou aux autres provinces (on peut aussi critiquer la qualité du contrôle dans ces mêmes provinces). Ici, je me permets de mentionner que l’absence de contrôle laisse 100% de la sécurité aux mains des intervenants en modifications corporelles et que la responsabilité du client de s’informer est très importante.
  • Longues heures de travail non rémunérées. (Dessins sur mesures, maintenance des équipements, procédures sanitaires, etc.) Plusieurs s’entendront pour dire qu’un tatoueur passionné ne cesse jamais de travailler, souvent plus de 12h par jour, les fins de semaines et aussi même pendant son sommeil.
  • Pas de salaire stable et victime des fluctuations du marché.

 

En relation avec le client

  • Aucune place à l’erreur. Pression, vous dites ?
  • Avoir la sensation de se battre à contrecourant en expliquant continuellement les faits réels du tatouage à des clients remplis de préjugés et d’idées reçues.
  • Constante justification de la valeur de notre travail. « Mon cousin peut me le faire pour la moitié du prix »
  • Avoir à décevoir les gens face à leurs attentes irréalistes. Grosseur et détail d’un tatouage, emplacement, valeur monétaire, durée de l’exécution, etc.
  • Avoir à vivre avec les influences de la téléréalité. Qui est loin d’être réaliste malgré son appellation et qui embelli énormément la vie de tatoueur et encourage de jeunes artistes à se lancer dans une activité lourde de responsabilité.
  • Répondre aux mêmes questions (parfois insensées) jours après jours. 
  • Vivre avec le phénomène de mode et se faire demander les mêmes modèles "Pinterest" jours après jours. 
  • Vivre une proximité intime avec une grande variété d’individus, des gens qui peuvent des fois nous mettre mal à l’aise, sentent mauvais, sont malades, qui portent un bagage émotif difficile, etc.
  • Vivre avec les constants préjugés sur notre éthique et même de temps en temps sur notre valeur en tant qu'individu.

Exemples (et je vous jure, j'ai vécu chacun de ceux-ci personnellement) :

  • Les parents qui se placent entre nous et leurs enfants à l’épicerie. (Les gens tatoués sont dangereux)
  • Commentaires suspicieux : « Tu réutilises les aiguilles, j’te gage ? » (Les tatoueurs sont sans éthique)
  • Se faire demander si on peut être payé en drogues. (Les tatoueurs sont des junkies)
  • Se faire parler de sujets généraux avec condescendance. (Les tatoueurs ne sont pas instruits)
  • À chaque fois qu’on semble fatigué : « Grosse soirée hier ? » (Les tatoueurs sont sur le party)

Plusieurs artistes tatoueurs vont reconnaître dans la liste précédente plusieurs facteurs qui ont un impact sur leur santé mentale et physique. Bien que le travail de tatoueur soit valorisant, l’artiste se voit confronté à la culpabilité de faire une erreur, de ne plus trouver le temps de se reposer ou d’éprouver de la frustration envers son client, même si celui-ci assure son revenu.

 

Le choix de devenir tatoueur peut-il être basé sur des attentes réalistes ? Pouvons-nous avouer être à la recherche de gratifications saines, telles que le plaisir de créer des œuvres belles, uniques et qui nous ressemblent. Pouvons-nous avoir le désir de s’épanouir comme artistes, en contact intime avec la richesse d’individus variés. Pouvons-nous aspirer à enrichir notre communauté tout en partageant nos connaissances artistiques et en promouvant les valeurs créatives qui nous tiennent à cœur ? Qu’est-ce qui fait de nous un bon artiste tatoueur ?

 

Je me permets de suggérer cette liste non exhaustive de caractéristiques :

 

Qualités personnelles

  • Créativité
  • Capacité à gérer son stress
  • Capacité à faire face aux situations urgentes
  • Capacité à gérer son temps
  • Ponctualité
  • Capacité de s’affirmer
  • Capacité de se remettre en question
  • Ouverture d'esprit
  • Bon sens de l’humour
  • Bonne santé physique et mentale
  • Sobriété
  • Honnêteté
  • Sens éthique
  • Bonne connaissance de soi et de ses limites
  • Flexibilité de s’adapter à une industrie en pleine expansion

 

Qualités interpersonnelles

  • Faire preuve d’empathie
  • Savoir écouter et communiquer efficacement
  • Offrir un service à la clientèle impeccable
  • Avoir l'esprit d’équipe (si l'on travaille dans un studio)

 

Compétences

  • Parler anglais et français
  • Être un artiste hors pair
  • Maitriser les principes de contamination croisée
  • Connaître les premiers soins
  • Savoir se débrouiller avec la technologie moderne
  • Avoir l'expérience nécessaire ou une formation artistique pertinente
  • Avoir l'expérience nécessaire ou une formation sur le maniement et la maintenance de ses équipements
  • Être informé des nouvelles tendances et technologies

 

Je n’ai jamais rencontré d’artistes tatoueurs qui correspondent complètement à ce portrait. Les tatouages continueront donc d’être exécutés par des êtres humains imparfaits qui visent l’accessible plutôt que l’idéal, tout en tenant compte des attentes de leur client, du juste respect de leur éthique personnelle et du contexte dans lequel se déroule la pratique de leur art.

 

Karine “Ruby” P. LeBlanc

Gatineau, 10 décembre 2010

 

Commentaires de JosephB

reçu sur le forum TattooRama

11 décembre 2010

 

Il serait, je pense, bien venu de faire le penchant opposé, les aspects positifs du métier, parce que là, on dirait que vous êtes les nouveaux martyrs modernes, même si j’entends bien tout ce que tu as décris, ta réflexion pourrait sans problème coller à mon métier.

Tu soulèves un autre point qui m’interpelle depuis longtemps, la notion “d’artiste tatoueur”.

 

Personnellement cette appellation me hérisse les poils, je m’explique.

 

Pour moi l’auto-proclamation n’a aucune valeur. On voit par exemple des blogs de scratcheurs qui se nomment pompeusement “artistes tatoueurs”, surement à cause de la vague des “tattoo artists” d’outre-Atlantique. Pour moi, vous êtes des “tatoueurs”, et c’est aux clients d’estimer si vous êtes des artistes ou non, en se faisant tatouer par vous ou non. On a l’impression d’un complexe d’infériorité, et j’ai toujours une certaine pitié pour ceux qui se proclament “artiste”, surtout quand ils sont mauvais, ce qui arrive souvent (ce qui n’est pas ton cas, bien au contraire).

 

J’espère que tu ne prendras pas mal mon commentaire, mais au contraire qu’il amènera une réflexion, voir un “débat” qui pourrait être intéressant.

 

Réponse de Ruby

 

J’aime beaucoup ta question.

Au Québec (je ne sais pas pour ailleurs) il y a des règles très claires qui définissent l’artiste professionnel au niveau du Conseil des Arts et Lettres du Québec (CALQ) :

 

Comment définit-on un artiste professionnel ?

L’artiste se définit comme suit :

  • se déclare artiste professionnel ;
  • crée des œuvres ou pratique un art à son propre compte ou offre ses services, moyennant rémunération, à titre de créateur ou d’interprète, notamment dans les domaines sous la responsabilité du Conseil des arts et des lettres du Québec ;
  • a une reconnaissance de ses pairs ;
  • diffuse ou interprète publiquement des œuvres dans des lieux et / ou un contexte reconnus par les pairs.

 

 

Donc un tatoueur qui se déclare artiste, qui va tatouer ses propres créations à la demande du client pour de l’argent, qui est reconnu par les autres tatoueurs comme étant l’un des leurs et dont les œuvres sont vues par le public peut théoriquement bénéficier légalement du statut d’artiste professionnel aux yeux du gouvernement. Va sans dire que beaucoup d’artistes tatoueurs sont aussi peintres, illustrateurs et plusieurs d’entre eux exposent régulièrement dans des galeries. Il n’y a de ce fait rien de pompeux dans cette appellation.

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Comments: 2
  • #1

    Nathan Nash (Monday, 06 March 2023 07:50)

    Très bien dit�

  • #2

    Judith Plouffe (Monday, 06 March 2023 15:34)

    Te lire m'a mit la larme à l'oeil.
    Tu es une femme extraordinaire.
    Je t'aime
    xoxo