20 ans déja

Au printemps 2004, j’achevais mes études collégiales en graphisme au Collège Ahuntsic de Montréal et j’achetais ma première machine à tatouer. Une « Max Machine » traditionnelle, construite artisanalement, que je suis allé chercher dans le fin fond de Laval en autobus. C’était une autre époque. Il n’y avait que 4 studios de tatouage à Longueuil, la ville dans laquelle j’ai grandi, et seulement deux artistes féminines. À ce moment, la dernière innovation de l’industrie était les aiguilles pré-soudées et pré-stérilisées. Il n’y avait qu'une seule compagnie spécialisée dans la manufacture d’aiguilles de tatouage et de perçage au Québec. La majorité des artistes soudaient encore chaque aiguille à la main. Le tube jetable (et encore moins la cartouche) n’existait pas. Il fallait nettoyer chaque pièce d’équipement à la main et stériliser nos outils entre chaque client, une longue étape, pénible et aussi hasardeuse. La seule machine à décalques sur le marché était un vestige de la compagnie 3M, et à moins de travailler dans un studio propriétaire de cette merveilleuse antiquité, chaque stencil devait être tracé à la main. Il n’y avait pas de « Stencil Stuff ». On utilisait du SpeedStick ou du Detol. Il n’y avait pas de « Second Skin ». On utilisait du Saran Wrap. La meilleure encre noire était l’encre à dessin de marque Talens, qu’on allait acheter chez DeSerres. J’ai tatoué des dizaines de signes chinois et de tribals de tour de bras. Mon parcours m’a amené de la Rive-Sud à Montréal, puis Repentigny, Sherbrooke et Ottawa. Dans les 6 premières années de ma carrière, je me suis fait les dents dans des studios peu recommandables, administrés par des criminels. Je me suis déjà fait menacer de mort par des membres de gangs de rue. Je me suis déjà fait crier dessus par un vieux qui trouvait impensable de se faire tatouer par une femme. J'ai tatoué pour blanchir les revenus d’une entreprise de prostitution. J'ai déjà été courtisée par les Hells. J’ai ouvert et fermé mon premier studio. Puis, j'ai déménagé à Gatineau. Vingt ans plus tard, je suis toujours là. C’est surréel de penser aux étapes traversées, d’avoir vu naître l'ère du « reality show » avec Miami Ink et la migration des artistes de DeviantArt vers Facebook vers Instagram vers Tiktok. Des street shops, nous sommes passés aux salons, puis aux studios privés. J’ai dû m'adapter aux nouvelles technologies et aux nouvelles mentalités. Aujourd’hui, j'avoue que je me sens toujours un peu dépassée, un vestige d’un autre temps, un « artefact » comme dirait mon amie Lauriane. Mais j’ai fait mon nid, et j’adore toujours autant mon travail. J’ai la chance de faire vivre ma famille avec mon labeur et avec ma passion. J'essaie de suivre la vague de l’industrie tout en restant fidèle à mes valeurs et à mon expression. Je n’ai peut-être plus autant d'énergie pour bosser du matin au soir et du soir au matin, ni la patience de faire des « reels » en me filmant dans le miroir, mais je suis game de m’essayer pour un autre 20 ans. Vous passerez me voir :)